L’insurrection et son incidence sur la reconnaissance française de l’Union soviétique

 

Frédéric Dessberg, agrégé d’histoire, maître de conférences à l’Université de Paris I – Panthéon-Sorbonne, détaché aux écoles de St-Cyr Coëtquidan. « Le triangle impossible – Les relations franco soviétiques et le facteur polonais dans les questions de sécurité en Europe (1924-1935) ». Ed. Peter Lang. Bruxelles 2009

Extrait du chapitre « Les circonstances et les clauses de la formule de reconnaissance française » : 3/ Le problème de la Géorgie

« La formule française portant sur la limitation territoriale de la reconnaissance était assez imprécise pour donner satisfaction à la fois aux pays voisins de l’Union soviétique et aux partenaires du Cartel des Gauches. Edouard Herriot la rappela d’ailleurs de manière laconique dans ses mémoires[22] en expliquant qu’il s’agissait surtout de faire allusion à la situation de la Géorgie où une révolte contre le gouvernement bolchévique avait éclaté.

Dans la perspective de la reconnaissance, les socialistes géorgiens en exil à Paris, s’étaient adressés à leurs amis français afin que le statut international de leur pays fût pris en compte, sous la forme d’une insertion spéciale dans la formule diplomatique prévue[23]. Le 3 juillet 1924, Herriot fut effectivement saisi par le groupe socialiste à l’Assemblée sur la nécessité d’évoquer la situation de la Géorgie lors de la reconnaissance de l’Union soviétique. Peretti de la Rocca proposa alors d’ajouter dans la formule la mention « sous réserve des engagements de la France »[24], le gouvernement géorgien ayant été reconnu par la France le 27 janvier 1921. Mais la sous-direction Europe du Quai d’Orsay revint ensuite sur sa position dans une note adressée à Herriot, considérant que, la Géorgie ayant de fait perdu son indépendance depuis la reconnaissance française de 1921[25], le représentant du gouvernement géorgien en France, Akaki Tchenkeli et les socialistes français avaient tort d’invoquer un acte diplomatique devenu caduc. Surtout, une réserve explicite citant nommément la Géorgie dans la formule de reconnaissance risquait d’être refusée par la partie soviétique. C’est pourquoi le Quai d’Orsay préconisa une « version détournée » sur le modèle de la formule britannique qui limitait la reconnaissance de l’Union soviétique aux « territoire de l’ancien empire russe qui reconnaissent aujourd’hui son autorité ». Cette solution avait l’avantage de donner satisfaction à la représentation géorgienne et aux socialistes français sans toutefois rebuter la partie soviétique. Elle n’apparaîtrait donc pas comme une victoire politique de Tchenkeli, ce qui aurait compliqué la négociation avec Moscou[26].

Au même moment une insurrection éclatait en Géorgie. Sur le point de se rendre à la Vème Session de l’Assemblée de la SDN à Genève, Herriot tint à suivre ces événements qui amplifiaient l’importance du problème géorgien avant la reconnaissance soviétique. Le représentant géorgien à Paris lui demanda de soutenir sa cause et de donner des instructions en ce sens à la délégation française à Genève[27]. Le président du gouvernement géorgien, Noé Jordania, demanda également à Herriot d’intervenir auprès du gouvernement soviétique pour lui proposer de régler le conflit par l’arbitrage. Mais au moment où l’insurrection était réprimée par Sergo Ordjonikidzé et Lavrenti Béria, entre la fin du mois d’août et le 15 septembre, la conciliation espérée avait peu de chance de réussir ni même comme le suggérait l’ambassadeur Chlapowski, d’être pris en considération par Moscou[28]. Toutefois une résolution de la Société des nations proposée par le représentant français, Joseph Paul-Boncour, avec l’approbation d’Herriot et de MacDonald, fut adoptée le 11 septembre à Genève. Cela provoqua la colère de Moscou qui n’hésita pas à critiquer « la participation d’agents français et anglais à l’insurrection de la Géorgie »[29].

Une nouvelle note de la Sous-direction Europe à Edouard Herriot rappela l’efficacité des expressions limitant la reconnaissance du gouvernement soviétique « où son autorité (était) reconnue par les habitants » et précisant qu’elle ne contrevenait « à aucun des engagements pris et des traités signés par la France ». L’objectif de couvrir des pays voisins de l’URSS sujets à des revendications soviétiques (Bessarabie, frontières orientales de la Pologne, Géorgie) était atteint mais la position du gouvernement français restait très ambigüe : il approuvait les frontières issues du traité de Riga et la prise de possession de la Bessarabie par la Roumanie sans vouloir les garantir. Il remettait également l’indépendance de la Géorgie à des jours meilleurs, sans la nier vis-à-vis des Géorgiens et de leurs soutiens polonais ou socialistes français, mais sans l’appuyer pour ne pas nuire à la reprise des relations diplomatiques avec Moscou[30]. La référence à la Géorgie ne pouvait donc être explicite mais la réserve insérée pouvait s’appliquer à tout peuple passé sous l’autorité soviétique contre son gré ou victime d’une occupation militaire[31]. Herriot pu ainsi insister, devant la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée, sur le soin qu’il avait pris à rassurer les pays voisins de l’Union soviétique[32]. »

 

[22] Herriot Edouard, Jadis.t.2. D’une guerre à l’autre (1914-1936), Paris, Flammarion, 1952, p.195

[23] BDIC, Archives de la république géorgienne indépendante (ARGI), Microfilm 881, boite 48, rouleau 142, lettre du bureau à l’étranger du parti ouvrier social-démocrate de Géorgie à Léon Blum, secrétaire général du groupe socialiste et à Paul Faure, de la commission administrative de la SFIO, 26 juin 1924.

[24] Ibid, lettre du groupe socialiste à Herriot, signée par le député Pierre Renaudel, 3 juillet 1924 ; AMAEF, Russie, vol 652, Géorgie, politique extérieure, f.24, même document.

[25] Indépendante depuis la désintégration de la République fédérale transcaucasienne, en mai 1918, la Géorgie menchévique fut envahie par l’Armée rouge, et transformée en République soviétique le 25 février 1921. Pour Joseph Staline, chargé des Nationalités, le Caucase « était important pour la Révolution «  à cause de ses ressources en matières premières, de son agriculture et sa position stratégique. Cité dans Rey Marie-Pierre, De la Russie l’union soviétique, la construction de l’Empire, 1462-1953, Paris, Hachette, 1992, p.182.

[26] AMAEF, 652, f. 28-29,  note du 21 juillet 1924,Voir également Wolos Mariusz, « Ewolucja stanowisku Francju

wobec politycznego centrum emigracji gruzińskiej w Paryżu w latach 1921-1933 » (L’évolution de l’attitude de la France envers le centre politique de l’émigration géorgienne à Paris dans les années 1921-1933),Torun, Klio, czasopismo poswiecone dziejom Polski i powszechnym, 2001, n° 1, pp. 75-109.

[27] AMAEF, Vol. 652, f 47, lettre de Tchenkeli à Herriot, 9 septembre 1924.

[28] AAN, Amb. Paryz, sign. 7, f.54, Chlapowsk à MSZ, 19 septembre 1924.

[29] AMAEF, 652, f.65, information du représentant diplomatique français à Riga, 18 septembre 1924, f.67, note confidentielle n° 3304 provenant de Berlin, même date, f.76, traduction d’un article de la Pravda du 16 septembre 1924.

[30] Ibid, f.93-94, note du directeur politique à Herriot, 17 novembre 1924.

[31] Journal Officiel du 21 janvier 1925, débats parlementaires du 20 janvier au cours desquels furent évoqués les cas de  la Géorgie et de la Mongolie, récemment devenue République populaire,et qui illustraient d’après Henry Simon « l’aurore d’un impérialisme soviétique ».

[32] AN, F7, 15968, Edouard Herriot, L’Eclair du 9 novembre 1924, L’Avenir, même date.

 

 

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